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La découverte de Theo

 

Theo avait un terrain de prédilection pour chasser le campagnol : au beau milieu de l’île, là où poussait un grand cercle de bouleaux. À mesure qu’il approchait ce soir-là, il perçut une présence. Puis il entendit un chant étrange. Il se cacha sur la branche hérissée d’aiguilles d’un pin touffu et écouta avec attention. « Grand Glaucis, ce sont les frères glauciscains ! » pensa-t-il.

Des années durant, les frères glauciscains avaient habité des grottes et des terriers dispersés sur le glacier du Hrath’ghar. On les connaissait de par le monde pour leurs manières studieuses. Quand ils ne chantaient pas, ils lisaient ou écrivaient ; le reste du temps, fidèles à leur vœu de silence, ils s’absorbaient dans la contemplation des mystères de l’univers des chouettes, on disait aussi qu’ils avaient appris à écrire sur des blocs d’une glace spéciale, l’issen bhago. Mais ces bhags, comme on les surnommait, étaient lourds à transporter. Alors ils avaient décidé d’en transcrire le contenu dans des livres fabriqués à partir de peaux séchées de petits animaux. Depuis, avant chaque repas, ils dépouillaient les lapins, les rats ou les souris qui étaient au menu. Un drôle de régime pour des rapaces, mais les frères ne reculaient devant aucun sacrifice.

Theo supposa que les combats s’étaient intensifiés dans le Nord et que les frères avaient décidé de se retirer dans un endroit paisible. Ici par exemple, sur cette île qu’il avait fini par considérer comme la leur, à Grank et à lui.

Cette découverte éveilla chez lui des sentiments mitigés. Il admirait beaucoup les frères, au point qu’il avait même envisagé pendant un temps d’entrer en religion. Comme eux, il ne croyait pas à la guerre. Glaucis, qu’il avait souffert la première fois que Grank l’avait supplié de forger des serres de combat ! Sans l’œuf du roi H’rath et de la reine Siv à protéger, il n’aurait jamais accepté.

Il devait vivre dorénavant avec en lui ces sentiments contradictoires : il détestait forger ces armes tout autant qu’il adorait Grank. « Mais ne suis-je pas d’une nature plus contemplative que mon maître ? s’interrogeait-il. Est-ce que je ne ressemble pas davantage à ces frères ? Et pourtant… pourtant je serai éternellement dévoué à Grank et à ce brave petit Hoole. Comment pourrais-je les abandonner pour rejoindre l’ordre glauciscain ? »

Malgré ces questions qui le taraudaient (et qui le hanteraient longtemps, peut-être toujours), il devait s’acquitter de sa mission en capturant un campagnol dodu pour Hoole. Impossible de chasser ici, près des frères qui chantaient ; il ne devait surtout pas trahir leur présence sur l’île. Même si les frères ne représentaient aucune menace, Grank avait été très clair : « Personne ne doit savoir que nous sommes ici ! »

Il l’avait répété assez souvent. Le N’yrthghar était vaste, mais les rumeurs circulaient vite dans le monde des oiseaux.

Grank serait bouleversé en apprenant la nouvelle. Ils ne pouvaient pas déménager avant que Hoole apprenne à voler. Et il leur faudrait probablement éteindre leurs feux. Aucune fumée ne devait s’échapper de leur coin de l’île. Bien entendu, il n’était pas exclu que les frères les aient déjà repérés. En tout cas, il ne lui restait plus qu’à aller chasser le campagnol ailleurs.

 

— Bonjour, petit ! lança Théo en atterrissant dans le creux avec un gros campagnol entre les serres.

— Miam miam ! Je peux boire le sang d’abord ?

— Que dit-on à Théo, Hoole ?

— Oh, merci !

Grank faillit lui rappeler qu’un prince devait toujours se montrer courtois envers ses vassaux et ses serviteurs, mais il ravala ses mots.

— Eh, tu veux bien regarder mon épaule droite, Théo ? Tu crois que j’ai percé depuis que tu es parti ?

— Je ne me suis absenté que quelques minutes, Hoole.

Grank observa Théo. Quelque chose perturbait le jeune hibou. À l’aube, quand Hoole sombrerait dans le sommeil de plomb des poussins, le ventre plein et le gésier comblé, il l’interrogerait.

Le petit corps de Hoole fut agité par un énorme frisson tandis que les os, la fourrure et les dents du campagnol s’enfonçaient à travers le goulot de son second estomac : le gésier. Repu, le poussin s’abandonna à une douce somnolence. Après avoir bâillé à s’en décrocher les mandibules, il se pelotonna dans le duvet de son nid.

— Dis-le-moi encore, oncle Grank… quand est-ce que je pourrai voler, à ton avis ?

— Je n’arrête pas de te le répéter, mon petit. Il faut au moins quarante-deux jours à une chouette tachetée pour voler, à compter du jour de l’éclosion.

— Et j’ai quel âge, déjà ?

— Tu as éclos il y a à peine dix jours.

— Dix, c’est loin de quarante-deux ?

— Dors, Hoole.

— Mais je ne comprends pas ce que c’est, quarante-deux.

— Je t’expliquerai au crépuscule, à ton réveil.

Le poussin bâilla de nouveau, puis il s’endormit profondément.

 

— Ainsi nous ne sommes plus seuls, dit Grank d’un ton las.

Il serra le bec. Les premiers rayons de l’aurore se déversaient dans le creux, diffusant une lueur rosée, chaude et joyeuse. Mais Grank était tout sauf réjoui par les nouvelles qu’il recevait.

— Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas partir tant que Hoole ne sait pas voler. Ce qui signifie que nous devons attendre au moins un cycle de lune complet, et encore ! Il manquera d’entraînement. Ses ailes ne seront pas assez puissantes pour le conduire bien loin.

— Écoutez, Grank, je suis peut-être naïf, mais à mon avis il n’y a pas lieu de s’affoler. Tôt ou tard, il était forcé que quelqu’un finisse par atterrir ici. Estimons-nous heureux que ce soit les frères glauciscains. Des chouettes aussi dévouées ne trahiront jamais notre secret. Par Glaucis, elles ont fait vœu de silence ! Elles détestent lord Arrin et nourrissaient le plus grand respect pour le roi H’rath et la reine Siv. Elles ne feraient rien qui mette en danger leur héritier.

— Ni elles ni personne ne doivent savoir qu’il est leur fils !

Grank se tut quelques instants, l’air songeur.

— Tu as raison. La loyauté des frères est indubitable. Toutefois, tu sais aussi bien que moi à quelle vitesse vole la rumeur. Quand ils nous auront vus, on commencera à raconter partout qu’un poussin privé de mère vit sur cette île, en compagnie d’une chouette et d’un hibou mâles.

— Les frères quitteront rarement l’île. Ils consacrent l’essentiel de leur temps à l’étude et à la méditation.

Grank soupira.

— Entre « rarement » et « jamais », il y a une grosse différence. Commençons par couvrir nos feux à la forge. Les frères ne tarderont pas à détecter notre fumée, si ce n’est pas déjà fait, occupe-t’en tout de suite. Conserve des braises afin que nous les emportions pour allumer d’autres feux là où nous irons.

— Bien, monsieur, répondit Theo en déployant ses ailes.

Il se laissa glisser jusqu’à terre, près de l’immense rocher fracturé qui lui tenait lieu de forge. Grâce à sa fissure où s’engouffraient les courants d’air et à ses parois légèrement inclinées, c’était le foyer idéal pour les expérimentations de plus en plus complexes auxquelles Theo se livrait sur les métaux – et pour les visions de Grank. La vieille chouette y décelait des images que personne d’autre n’était capable de distinguer. Des scènes proches ou lointaines, passées ou futures. Ce don lui était aussi précieux que la plus puissante nachtmagen.

Theo déposa avec précaution les charbons ardents dans de petites boîtes en fer qu’il avait forgées exprès à cet usage. Et pour la première fois depuis que Grank avait posé la patte sur cette île, plusieurs mois auparavant, pas une volute de fumée ne s’éleva au-dessus de leur arbre.

 

— Rentre immédiatement, Hoole !

— Mais je viens à peine de sortir ! protesta le poussin, oncle Grank, tu m’avais promis de m’apprendre à sauter dans les branches aujourd’hui. Tu te rappelles ? Tu m’avais dit : « le jour de tes premières rémiges ». Ça y est, elles ont enfin percé !

— Obéis ! lança Theo d’un ton sec.

Hoole n’en revenait pas. Grank et Theo ne lui avaient jamais parlé de cette manière. Il ne pensait qu’à voler depuis des semaines et maintenant qu’il était prêt à commencer l’entraînement, ils ne le laissaient même pas sautiller sur la branche ! Il avait dû faire une bêtise, mais laquelle ? Comme le bout de son bec dépassait du creux, Grank siffla :

— À l’intérieur !

L’oisillon entraperçut une silhouette dans le ciel, au-dessus de leur arbre. Un bruissement en agita la cime. Un inconnu venait-il de s’y poser ? « Incroyable ! » se dit-il. En dehors de Grank et de Theo, il n’avait jamais rencontré la moindre chouette.

Leurs précautions n’avaient servi à rien. Ils avaient éteint leurs feux l’avant-veille et voilà qu’un frère se présentait à leur campement !

Le Prince
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